De chômeur de ma condition de vie j’allais, au cours de mon évolution personnelle, devenir chômeur de mon pays ou de mon État, le jour où j'ai découvert des semblables à moi.
Mais en conséquence, qu’avait-on légiféré d’alternatives pour récupérer ces postes autre part que de les laisser à l’affront de leur destin ?
Rien !
Parce qu’on a tenu compte des chiffres et l’on a oublié les hommes. Au moins on se serait donné un temps d’adaptation suffisant à l’État pour qu’elle ait un nouveau mode de calcul, de redistribution de budgets et de révisions des impôts de la manière la plus juste et équitable. Et aux futurs lauréats des universités et instituts, pour une nouvelle planification de leur avenir professionnelle ou une réorientation ou même recyclage.
C’est d’autant plus vrai que je me sens, moi chômeur de longue date confronté au marché de l’emploi à partir de 1989, que j’ai été pris de vitesse. A double reprise en plus. Car, les privatisations qui allaient suivre après, donnèrent le coup de grâce. Alors tout recyclage ou réorientation vers le domaine privé devinrent utopiques. Tellement on m’a volé mon temps. Le mien, celui de ma génération et celui de mes semblables aussi.
Mais n’est-il pas plutôt naïf que de se poser une telle question et de se livrer à un tel résonnement ?
Sachant que nos hommes à l’exécutif sont dans la majorité soit des cadres de formation nommés d’office –technocrates comme on dit-, soit des cadres convertis en politiciens ayant pris la couleur d’un des partis politiques présents sur l'échiquier depuis l'époque d'avant, pendant ou après "l'indépendance " ou simplement créés par l'administration du "Makhzen", pour se faire adjuger un ministère, après s’être introduit, frauduleusement et contre la volonté des votants au cours d’élections traficotées, au parlement et faire partie de la majorité. Et dire ainsi qu’on pratique la démocratie.
La démocratie aux ingrédients marocains ! Quel vernis !
Seulement moi j’étais lent à comprendre et à réagir.
Mes semblables par contre, bien brassés à l’université de leur pays, et dans l’incapacité morale et matériel de se réorienter, ils n’avaient d’autres choix que de réclamer ouvertement leur droit légitime et constitutionnel, au travail. En s’organisant dans le cadre de la loi en vigueur et en organisant des «sit-in» quand il le fallait.
Déjà la « manifestation » en elle-même telle qu’elle est organisée, ce spectacle d’hommes et de femmes, de banderoles, de gestes harmonisés des mains, de slogans bien rimés, était autant extraordinaire pour les simples citoyens qui ne sont pas habitués -à part bien sur les 1ers mai, mais là c’est différent ! - que pour moi chômeur de ma vie encore incapable de sauter cet obstacle psychologique qui me plombait.
La manifestation, souvent abrégée par le terme "manif", qui fait référence à une expression publique et collective d'opinions, de revendications ou de protestations se définit comme un rassemblement de personnes dans un lieu public, tel qu'une rue, une place, ou devant un bâtiment officiel, pour exprimer de manière visible et audible leur mécontentement, leurs revendications, ou leur soutien à une cause spécifique. Les manifestations peuvent prendre diverses formes, notamment des marches, des rassemblements statiques, des « sit-in », des grèves, des défilés, etc. Elles sont souvent organisées pour attirer l'attention sur des questions politiques, sociales, économiques, environnementales, ou d'autres sujets qui suscitent un intérêt particulier au sein de la population.
Ou le « sit-in ». Mais, là, c’est différent.
On aurait dit une nouvelle culture au Maroc, du moins pour moi.
Cette forme de protestation pacifique dans laquelle les participants s'assoient ou restent assis en principe, dans un lieu spécifique pour exprimer leur désaccord avec une politique, une action gouvernementale, ou pour revendiquer des droits. Pendant un sit-in, les participants peuvent rester assis en silence ou exprimer leurs revendications à travers des discours, des pancartes, des chants ou d'autres moyens pacifiques. Ce spectacle tel que je commençais à l’apprécier, est utilisé comme moyen de désobéissance civile non violente pour attirer l'attention sur une question particulière et mobiliser l'opinion publique. Il a été largement utilisé dans le cadre de mouvements sociaux, notamment pendant le mouvement des droits civiques aux États-Unis dans les années 1960. Des « sit-in » ont également été organisés dans le monde entier pour protester contre diverses formes d'injustice sociale, de discriminations, ou pour promouvoir des changements politiques. L'objectif principal est généralement de susciter un débat public sur la question à laquelle les participants s'opposent et de faire pression sur les autorités ou les institutions pour qu'elles prennent des mesures en réponse aux revendications des manifestants. Il est important de noter que ces « sit-in » sont généralement conçus comme des actions non violentes, bien que les autorités puissent parfois réagir de manières hasardeuse, scandaleuse et en fonction du contexte politique et social comme celui du Maroc, on prime la langue de la matraque avant celle du dialogue.
Comme si c’était précisément la « manifestation » en elle-même qui me fascinait.
Je l’avoue volontiers, je n’avais jamais vu auparavant un spectacle pareil, du moins avant que je ne voyage en France pour continuer mes études supérieures. Ce dont je me rappelle par contre c’était les défilés folkloriques à l’occasion de fêtes publiques et nationales. Ou sinon, les jours où on nous sortait des classes, très jeunes que nous étions, petits drapeaux à la main et en cadençant des chants bien rimés, pour assister au passage du roi pour une occasion d’inauguration importante ou pour une tournée habituelle : Les majorettes et les couleurs, les tambours et la musique harmonique, les photos et les drapeaux, les cortèges et les sirènes, les hommes en uniformes, les barrières de fer et la foule. Le soleil et la poussière, la soif et la fatigue car on passait presque toute la journée debout sinon à nous déplacer d’une manière très restreinte. Personne ne savait à quelle heure se produirait l’événement attendu. De temps à autre passaient des petits cortèges de voitures de luxe et tout de suite les cris habitués de la masse, qui scandaient à très haute voix et spontanément « Vive le roi » pensant qu’il y était, alors qu’il s’agissait seulement de simulation ou de voitures d’organisateurs qui se déplaçaient toujours à l’avance pour les préparatifs et pour les besoins sécuritaires, au cas où... Une fois mis au parfum de l’approche du moment fatidique, alors personne ne pouvait couper la rue. Reste là où tu es, tu as beau être malade, tu as faim ou tout simplement tu es près de chez toi et tu voudrais rentrer. Même pour une urgence ou pour le passage d’une ambulance, personne n’avait le droit de traverser tant que l’ordre n’ait pas été donné. D’ailleurs le spectacle était aussi contrôlé du ciel par des hélicoptères allant et revenant avec leur bruit assourdissant surtout quand ils s'approchaient des foules en s’abaissant, et plus la fréquence des vols montait plus l'heure de la grâce s’approchait. De tels jours, on assistait généralement à une maltraitance des agents d’autorité de tout genre, avec uniforme ou civils, excités par la circonstance et autorisés implicitement à abuser de tous les pouvoir tant qu’il n’y aurait pas d’incidents au moment crucial, celui du passage éclair du « Personnage Principal », celui dont de grandes photos sillonnaient d’ailleurs toutes les grandes artères de la ville par où il était censé passé. Les sorties des écoliers, collégiens et lycéens accompagnés de leurs professeurs aussi bien organisées au début, manquaient peu à peu de fraîcheur, les longs moments d’attente obligeaient de part et d’autre de l’avenue. A la fin du calvaire, c’est le sauve qui peut qui l’emportait. Et sur le chemin, de la rentrée chez soi pour les habitants ou lors du rangement du matériel pour les autorités qui ne voyaient pas leur boulot terminé, on commentait le miracle :
« Il portait une djellaba zitiya et le tarbouche national, tu l’a vu ? »
Ou « Je n’en croyais pas mes yeux, il semble plus bronzé qu’on le voit à la télé non ? »
Ou « Non, celui qui tu as aperçu ce n’était pas lui, Lui, il était dans la Mercedes assis dans la banquette arrière, faisant des geste de la main ! Bien fatigué le pauvre !»
Je ne parle pas des braves gens qu’on faisait amener depuis les patelins voisins et la campagne dans des camions remorques ou des chariots tirés par des tracteurs et qui devaient, à défaut d’avoir de la famille en ville, se débrouiller avec leurs propres moyens pour retourner chez eux sans que personne ne s’inquiète de leur sort, s’ils avaient à manger et à boire ou non.
Seulement, ces nouveaux types de manifestants intraitables c’est moi qui les ai découverts. Au moment ou j’arpentais les sentiers pour me retrouver. Au moment ou je chassais inconsciemment ce démon qui me doublait et me faisait nier mon moi réel. Bref au moment ou je reprenais progressivement confiance en moi et que je réalisais que le défaut émane bel et bien – et tant mieux !- de quelque chose d’autre mais en dehors de moi. Je me sentais d’ores et déjà pris d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de ces jeunes qui, à entendre l’un d’eux, le plus préposé par les lois internes, faire un exposé au milieu de la manif., improvisé soit-il ,on comprendrait mal qu’une telle personne aussi cultivée qu’initiée aux réalités sociales de son milieu, échoue aux concours –et à l’examen écrit avant l’oral!- pour formation de «caïds», ces agents d’autorités qui seraient justement disposés à connaître le clivage politico-social des arrondissements de leurs affectations.
Ce faible en moi, je devais pourtant l’identifier et le reconnaître si j’avais eu l’occasion de me confronter à lui. Mais nulle part que dans une université du pays comme la majorité de mes semblables. Car, outre les diplômés universitaires, l’Association compte bien parmi ses adhérents d’autres diplômés, en l’occurrence des lauréats des instituts de technologie, des bacheliers et bien d’autres, à la seule condition d’être au chômage. C’est donc de là, de l’université marocaine, certainement que me venait cette nouvelle culture.
Mais moi je n’avais pas eu cette chance. De passer par l’université de mon pays !
A suivre ...